Diplômé de la London College of Fashion en 2018, Steven PASSARO est un couturier français basé à Paris. Il est rapidement entré dans le palmarès des jeunes créateurs à suivre de très près. Présent depuis plusieurs saisons à la Fashion Week de Paris, ses collections sont influencées par le tailleur anglais. Elles possèdent une vision futuriste de la mode masculine. Steven nous a ouvert les portes de son atelier pour une interview spéciale avec notre Experte 3D, Alexandra BUOR.
Alexandra : Bonjour Steven, merci de nous recevoir dans ton atelier parisien pour cette interview. Peux-tu nous parler un peu de ta marque ?
Steven : J’ai créé ma marque éponyme Steven PASSARO il y a deux ans à Paris. Elle est basée sur un savoir-faire assez unique qui combine la 3D et le tailleur traditionnel. Le premier lancement s’est fait en septembre 2020, suite à quoi les choses se sont rapidement développées. Je suis aujourd’hui présent à la Fashion Week de Paris et ce depuis trois saisons (date mentionnée en 2021 lors de l’interview). Je travaille dans un studio incubé à Paris et j’ai la chance de bénéficier d’une bonne couverture médiatique.
Alexandra : Steven, tu es l’un des précurseurs avec l’utilisation de la 3D. Peux-tu nous dire depuis combien de temps tu l’utilises et comment as-tu commencé ?
Steven : J’utilise la 3D, et surtout Clo3D depuis le début. J’ai découvert le logiciel pendant mes études à Londres. Je me suis intéressé à la 3D parce que j’avais envie de découvrir une façon différente de travailler. Quand je suis rentré à Paris j’avais pour ambition d’apprendre à utiliser Lectra. Finalement, les formations ont été annulées. J’ai pris conscience de la complexité du logiciel en tant que designer. Je me suis dit que ce n’était pas pour moi.
Par chance, une amie avait fait un petit cours rapide de Clo3D. Elle m’a proposé de me faire une démo pour me présenter l’outil. J’ai directement accroché. J’ai continué à apprendre tout seul de façon intensive pour maîtriser et comprendre tous les différents aspects 2D et 3D, gérer les exportations de documents, jouer avec les gradations etc. Depuis, c’est devenu omniprésent sur tout notre développement de produits.
Alexandra : Est-ce que l’adoption de la 3D a été évidente pour toi ?
Steven : Logique et radicale ! Le but principal était vraiment de réduire les déchets et l’utilisation des matières premières, à savoir les bases en toile et les prototypes. Je voulais faire un maximum de choses en digital pour limiter ma consommation de matières premières.
Alexandra : Et justement, à part éviter de faire des prototypes physiques en nombre, quels avantages as-tu pu identifier avec l’utilisation de la 3D ?
Steven : Un gain de temps considérable ! En termes de développement produit, concrètement, j’ai divisé mon temps par trois. Par exemple pour le patronage d’une veste à la main, je prenais environ 3 à 4 jours. Là je passe environ une journée pour avoir une première version du prototype digital monté. Pour les modifications et les mises au point, je passe environ 1/2 journée supplémentaire.
Alexandra : Donc après tu vas externaliser ton patron pour créer ton prototype final ?
Steven : Alors on fait le proto du produit fini en interne. Ensuite, on externalise la gradation et la production pour un gain de temps et d’argent.
Alexandra : Est-ce que tu ressens, à titre personnel, des frustrations face à l’utilisation de ces technologies ? Y a-t-il des choses qui te freinent ?
Steven : Oui il y a forcément quelques frustrations.
Sur Clo3D on rencontre parfois des petits soucis de gradation ou dans le montage d’angles par exemple. Et il faut bien noter qu’en termes de création, on est vraiment sur de la coupe à plat, et non du moulage.
Mais la frustration est plutôt technique pour moi, notamment lors de la conversion des fichiers. La compatibilité entre les fichiers et les systèmes n’est pas optimale donc on peut rapidement être confrontés à des pertes d’informations, ce n’est pas l’idéal.
(Des évolutions de l’outil ont été faites depuis 2021)
Alexandra : De façon plus générale, quels sont selon toi les freins à l’adoption de cette technologie dans le monde de la mode ?
Steven : J’identifie plusieurs freins. Pour les maisons de couture par exemple, l’ancrage des connaissances autour du savoir-faire traditionnel est bien trop marqué, on a du mal à s’ouvrir à ces nouvelles façons de créer, on se demande pourquoi apprendre une nouvelle manière de faire alors que les méthodes traditionnelles répondent à nos besoins. On associe souvent l’adoption de la 3D à la perte des savoir-faire. Il y a une certaine crainte autour de l’innovation.
Il y a aussi une question générationnelle. Avec des décennies d’expérience et de pratique sur des machines que l’on maîtrise parfaitement, c’est difficile de tout remettre en question et de « réapprendre » son métier sur un outil inconnu, surtout pour les générations qui n’ont pas grandi avec le digital.
Pourtant quand on commence à s’intéresser de plus près à la 3D et à faire preuve de curiosité, le gain de temps et l’accessibilité sont évidents.
Dans certaines grandes maisons, je pense que c’est très lié à la structure sociale. C’est tellement compartimenté, structuré de manière archaïque et hiérarchique. Pour implanter ce logiciel dans une maison, ça peut prendre un temps fou ! Il faut passer par d’innombrables tests, qui doivent être validés par des groupes de tests, eux-mêmes validés par d’autres services etc… Alors forcément la question du gain de temps est rapidement remise en cause dans ces conditions.
Et pour terminer, je pense que beaucoup de gens sont perdus et ne savent pas par où commencer tout simplement.
Alexandra : Dans les maisons de mode, on retrouve souvent ce modèle hiérarchique avec le styliste en haut de la pyramide, puis le marketing, le développement, puis la prod etc… Est-ce que la 3D ne vient finalement pas court-circuiter cette hiérarchie et instaurer plus de linéarité ?
Steven : C’est certain, si la 3D est implémentée dès le « bas » de la pyramide, il y aura beaucoup plus de fluidité et de linéarité. Le modéliste, le designer et le DA pourront tous travailler sur un produit en même temps. Qui plus est, il y a beaucoup de produits pour lesquels on n’aura pas besoin de faire le prototype réel physique pour pouvoir avoir le go / no go. On évite ainsi les X prototypes et toiles qui partiront à la poubelle aussitôt. Je pars du principe que : si ça ne fonctionne pas en 3D, ça ne fonctionnera pas non plus en vrai.
Alexandra : Est-ce qu’on ne se retrouve pas face à une petite guerre d’ego aussi de la part des stylistes ?
Steven : Je pense que beaucoup de stylistes ne comprennent pas la partie technique de leur métier. Dès la formation, on leur met en tête qu’ils auront un certain pouvoir et une certaine notoriété, que si la technique leur manque, ils pourront toujours déléguer. Il y a une forme de carence sur ces sujets dans la formation, entretenue par les écoles et par les directions de certaines maisons. Sauf que cela devient un vrai problème quand on veut utiliser la 3D.
Alexandra : Donc pour toi, il faut revoir les formations et les cursus, « reformater » en quelque sorte le métier du styliste ?
Steven : Oui exactement, surtout aujourd’hui.
Alexandra : Est-ce que la 3D t’apporte une créativité égale à celle que tu pourrais avoir sur une feuille de papier ?
Steven : C’est assez différent en fait. Je n’ai pas abandonné le papier pour autant, la 3D ne remplace pas le dessin, ni même rien de ce que l’on a aujourd’hui, c’est juste un autre outil. J’alterne leur utilisation. Quand je vois que certaines choses vont être trop complexes avec le logiciel 3D, je dessine à la main. Le but reste de gagner du temps et de pouvoir exprimer ma créativité donc j’utilise l’outil le plus adapté à mes besoins. Les deux sont complémentaires.
Alexandra : Finalement, c’est surtout une passerelle supplémentaire pour agrandir ta créativité en tant que designer ?
Steven : C’est certain que ça libère en quelque sorte la créativité. On peut se permettre de faire des tests qu’on n’aurait pas forcément eu le temps de faire en vrai ou qui auraient nécessité beaucoup trop de tissu ou de matières premières. Là on peut faire les essais en 3D. Si ça marche, on peut tester en vrai, ça ne marche pas, on oublie. Au-delà du gain de temps, on ne dépense pas un centime pour faire les essais donc c’est vraiment intéressant.
D’ailleurs, l’inspiration peut venir de là où on ne l’attend pas : d’un bug du logiciel ou d’une manipulation non contrôlée ! Ça m’est déjà arrivé pour l’une de mes silhouettes. En travaillant le tissu sur le logiciel, je me suis retrouvé avec un volume que je n’avais pas forcément recherché et je me suis rendu compte que ça marchait super bien. Je l’ai donc appliqué sur mon prototype physique, le rendu était top !
Alexandra : Jusqu’où souhaites-tu aller avec la 3D ?
Steven : J’aime beaucoup expérimenter avec l’outil 3D et j’aimerais aller encore plus loin avec la réalité augmentée par exemple. C’est vrai que dernièrement ça perd un peu de son sens parce que tout le monde veut du physique, du réel, du toucher mais je trouve que les opportunités avec la 3D sont immenses et j’ai envie de les exploiter !
Par exemple j’aimerais expérimenter davantage la maille en 3D : on peut tout modéliser avec les points et créer en arrière-plan le programme pour le fournisseur. Ça me plairait beaucoup de travailler sur ce type de projet.
Également, affiner les rendus 3D pour encore plus de précisions et de réalisme. Et pourquoi pas à terme travailler en réalité augmentée, avec un casque, où on peut carrément draper le tissu directement dans le logiciel. Mais bon, avant d’en arriver là il y a encore un peu de chemin (rires) ! En tout cas, ça serait intéressant à expérimenter si un jour c’est viable.
Alexandra : As-tu d’autres projets liés à la 3D en parallèle du développement de ta marque ?
Steven : Ce qui est top c’est que beaucoup d’écoles prennent conscience de l’importance de la 3D dans les cursus, c’est donc une opportunité pour moi Je donne des cours aux Masters de l’école Mod’art pour enseigner justement Clo3D, La Direction artistique avec la 3D et un cours sur « comment créer sa marque avec la 3D ? »
Alexandra : Est-ce que tu considères que la 3D va être une compétence obligatoire d’ici 5 ans par exemple ?
Steven : C’est assez drôle parce que tous les nouveaux postes que je peux voir apparaître sur LinkedIn mentionnent la 3D. On voit beaucoup de « souhaité/recommandé : savoir créer avec la 3D » ou « avoir des compétences sur Clo3D est un plus ». Ce n’est pas encore obligatoire dans la majorité des cas mais ça prouve que les marques font preuve de réflexion sur le sujet.
Alexandra : Aujourd’hui tu travailles avec un logiciel 3D pour créer tes silhouettes et tes modèles. Mais as-tu déjà envisagé ou envisages-tu de l’exploiter différemment ? Avec la création de collections 100% virtuelles par exemple, ou pour promouvoir la vente de tes produits… ?
Steven : J’ai déjà travaillé avec un ami à Londres sur une collection pour laquelle les pièces avaient été achetées avant même qu’on ait fait les protos. Et pour la collection de l’hiver dernier (2021), j’ai pu travailler en collaboration sur une technologie qui permet de mapper le vêtement 3D sur une photo 2D, ça permet de voir le rendu sur mannequin sans essayage, c’était hyper réaliste. En revanche, tout ce qui est collection 3D, NFT, metaverse etc, moi je n’y crois pas du tout. Je pars du principe que si tu veux t’acheter une pièce de collection qui vaut plusieurs centaines d’euros, tu ne l’achètes pas en digital. Tu vas en boutique, tu l’essayes, et tu achètes un vêtement que tu peux porter et montrer. Le réel a une trop grande place, surtout post COVID.
Alexandra : Est-ce que tu as un message à faire passer au sujet de la 3D justement à tous les stylistes ou futurs stylistes ?
Steven : Soyez curieux et restez ouvert. Ne dormez pas sur vos lauriers parce que les métiers de demain ne sont pas les métiers d’aujourd’hui.
Alexandra : Et as-tu envie d’ajouter quelque chose par rapport à ta marque, à toi ou à la 3D ?
Steven : Je suis très heureux que la 3D soit omniprésente dans l’ADN de ma marque. C’est ce qui m’a permis d’en arriver là où je suis aujourd’hui. Je suis très fier d’être l’une des premières figures qui l’a autant exploitée et utilisé pour construire sa marque.
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